Émile Bouvier (1887)

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Tipo publicación: Monografía


Émile Bouvier (1862-1930)

De la solidarité active en droit romain: la responsabilité pénale et civile des personnes morales en droit français. Tesis doctoral defendida en la Facultad de Derecho de la Universidad de Lyon el 10 de mayo de 1887. Imprimerie Nouvelle, Lyon, 1887.

Se presenta solo la parte titulada “Responsabilité pénale des personnes morales” (págs. 127-171).


 

1.    Chapitre premier. Point de vue théorique

En raison, il est impossible de justifier la responsabilité pénale de cet être fictif qu´on appelle une personne morale; on ne peut pas concevoir comment un tel être pourrait commettre des délits et encourir des peines.

Deux sortes de considérations conduisent á cette solution.

La personne morale, ai-je dit, n´existe que dans un certain but; c´est pour rependre á tel besoin qu´elle a été instituée. Or la loi ne l´a créée que pour un but licite; elle ne lui a donné la vie que pour atteindre une fin permise; elle ne là pas établie pour commettre des délits, c´est-á-dire des faits illicites et prohibés. La personne morale est donc incapable de commettre ces faits illicites; elle n´est pas doli capax. Dès qu´il s´agit de se rendre coupable d´une infraction, la personne morale n´existe plus, parce que l´infraction est en dehors de la fin pour laquelle elle a été créée. — On a objecté que cette considération ne prouvait rien, ou plutôt qu´elle prouvait trop; car si elle était exacte, dit-on, in faudrait en conclure que jamais [129] une personne juridique ne peut figurer dans un procès comme défendeur; toute demande en justice suppose dans la personne du défendeur une violation de droit; [130] jamais rien de commun avec l´être humain, ayant à la fois un corps et une pensée, capable de vouloir, d´agir et de se déterminer librement. La volonté de l´être juridique n´est pas une volonté; elle ne sera jamais que celle des membres ou des administrateurs; on peut bien l´incriminer comme volonté de ces membres ou de ces administrateurs, mais non pas comme volonté de la personne morale elle-même.

Cette solution est, je crois, de toute évidence pour ce qui concerne les fondations (universitates bonorum). Ces personnes, en effet, n´ont pas de membres, il ne peut donc pas être question de délits commis par certains individus en tant que membres; il ne peut s´agir, en ce qui concerne les universitates bonorum, que de délits commis par leurs administrateurs ou représentants. Dans ce cas on n´a plus á s´occuper de la responsabilité pénale, mais de la responsabilité civile: dans quelle mesure la personne morale répond-elle civilement, pécuniairement, du fait d´autrui, c´est-à-dire du fait de ses administrateurs? C´est une question que j´examinerai plus loin. Toute idée de responsabilité pénale des fondations doit donc être écartée.

Il en est de même des corporations (universitates personarum); il faut donc décider qu´elles ne sont jamais responsables pénalement. Le léger doute qui pourrait s´élever sur cette solution vient de ce que l´on conçoit pour la corporation des délits commis par les membres comme par les administrateurs. Les délits des administrateurs ne l´engagent pas pénalement, la question est alors la même que pour les fondations, et il ne peut s´agir que d´une responsabilité civile. Mais pour les délits commis par les membres eux-mêmes, la question est bien spéciale au genre de personnes morales dont je m´occupe en ce moment. [131]

Pour les délits des administrateurs, ce n´est vis-à-vis de la corporation qu´une question de responsabilité civile, qui sera l´objet d´une étude spéciale. Il est évident, en effet, qu´il en peut pas s´agir de responsabilité pénale, car la personne morale, pas plus qu´un individu, ne peut répondre pénalement du fait d´autrui. Je déduis de cette solution la conséquence qu´un crime ne peut être commis par un peuple entier. Cette question a été examinée par quelques jurisconsultes allemands, et notamment par Beseler, dans son Manuel de droit privé. Elle peut paraitre bizarre au premier abord, mais en réalité elle n´a rien de chimérique. Elle peut se poser pour certains délits tout à fait spéciaux. Ainsi, ne pourrait-on dire qu´un peuple commet un vol quand il annexe un territoire malgré la volonté formelle des habitants annexés, quand ceux-ci, après avoir refusé leur consentement à toute annexion au moment où elle a lieu, no cessent de protester toutes les fois qu´ils en trouvent l´occasion? Un peuple ne se rend-il pas coupable d´une sorte de séquestration illégale vis-à-vis de ces mêmes habitants? Ne commet-il pas une espèce d´homicide lorsqu´il supprime par force l´existence d´un autre peuple, comme cela est arrivé pour l´anéantissement de la Pologne?

Il ne faudrait pas, pour nier la responsabilité pénale d´un peuple entier, s´appuyer sur cette considération qu´il n´y a pas de droit pénal international, ni de juridiction capable d´imposer à une nation le respect de ses décisions. On comprend fort bien la création d´un droit international, les Etats ayant entre eux des rapports comme peuvent en avoir les autres personnes morales. Quant à l´absence d´un tribunal supérieur à tous les gouvernements, ce n´est qu´une impossibilité de fait qui ne doit pas influer sur les principes rationnels de la matière. Il faut donc porter la discussion sur un autre terrain. A mon avis, on ne peut [132] pas dire qu´un peuple entier est jamais coupable; il ne peut pas délinquer. J´invoque à l´appui de cette solution tous les arguments qui me serviront à démontrer qu´une personne morale ne commet pas de délits (absence de volonté collective, de discernement, etc.). En dehors de ces motifs généraux, il y a ici une considération particulière; une nation est la moins libre de toutes les personnes morales; c´est elle qui a le moins d´initiative d´action, parce que son représentant est mandataire, le gouvernement a une autorité et des pouvoirs qui sont hors de toute comparaison avec les pouvoirs des représentants des autres êtres juridiques. D´ailleurs, pour affirmer qu´un peuple est libre, il faut supposer avant tout que la constitution qui le régit admet le principe de la souveraineté nationale; si le gouvernement et toutes les autorités constituées n´émanent pas directement ou indirectement de la volonté du peuple, il est impossible de reconnaitre la responsabilité pénale, car les membres de la nation pourront toujours dire: Si nous avions été libres, nous aurions agi autrement; il manque alors la condition primordiale de la responsabilité devant la loi répressive, l´élément moral. Mais même en admettant le principe de la souveraineté du peuple, la solution doit être la même. En effet, le gouvernement qui émane du suffrage universel est alors le représentant de l´Etat, et l´Etat, personne morale, ne peut répondre pénalement du fait de son représentant; ce serait répondre pénalement du fait d´autrui, ce qui est inadmissible; le gouvernement n´est pas représentant, à l´effet de commettre des délits. Un peuple est toujours lié vis-à-vis des autres par les actes de son gouvernement, et il en est responsable: mais cela n´est vrai qu´à un point de vue civil; au point de vue pénal, il n´y a aucun motif pour traiter un peuple autrement que toute personne morale. Le [133] système qui le rendrait pénalement responsable de l´annexion violente d´un territoire ferait une confusion entre ce peuple et son gouvernement; il violerait le principe de l´imputabilité des fautes. Il ferait retomber sur les membres de la nation les conséquences pénales d´actes dont les auteurs eux-mêmes, les membres du gouvernement, ne répondre civilement est une responsabilité suffisamment lourde qui pèse sur les nations.

Ma conclusion est donc que le crime commis par un peuple entier n´existe pas. Le gouvernement ne doit pas être traité autrement que les représentants, mandataires ou préposés de toutes les personnes morales, et toute idée de responsabilité pénale doit être écartée en ce qui concerne l´Etat.

Une corporation (universitas personarum) a non seulement des administrateurs, mais des membres. Les délits qu´ils commettront seront-ils des délits commis par eux comme personnes individuelles, ou deviendront-ils délits de la corporation? Il faut répondre sans hésitation que ce sont des délits imputables individuellement à chaque membre coupable, car la corporation n´a pas de volonté; ses membres n´ont pas pu avoir pour elle la volonté de commettre une infraction, puisque ce sont les administrateurs qui sont chargés de vouloir et d´agir pour la personne morale, et la faculté de violer la loi pénale ne leur a pas été accordée par la lex fundationis. Pour les membres non-administrateurs, leurs délits sont aussi étrangers à la personne morale que s´ils étaient commis par le premier venu.

Cette solution, ainsi établie au point de vue théorique, est celle qui présente, en pratique, les plus grands avantages. Quand on admet qu´une personne morale n´est jamais [134] responsable pénalement, on évite bien des difficultés et bien des injustices qui résulteraient du système contraire. Si l´on décidait qu´elle peut être le sujet actif d´une infraction, faudrait-il exiger que l´unanimité des membres ou des administrateurs fussent coupables, ou devrait-on se contenter de la majorité? Si l´on veut l’unanimité, tous sont alors coupables individuellement, et dans ce cas, pourquoi ne pas les punir individuellement, au lieu de les frapper comme membres de la personne morale? On n´en aperçoit aucune bonne raison. Evidemment, ils ne peuvent pas subir deux peines en leur double qualité, ce serait une souveraine injustice, et une pénalité répétée violerait le grand principe de droit répressif: non bis in idem. Dès lors, s´ils ne doivent être punis qu´une fois, à quoi bon atteindre l´être juridique lui-même, qui n´a pas de volonté distincte de celle de ses membres, qui n´existe vraiment que dans la personne de ceux qui le constituent? Si, au contraire, on se contente de la majorité des membres de la corporation, d´autres difficultés s´élèvent. Quel criterium d´abord fixera la majorité nécessaire et suffisante? Exigera-t-on une forte majorité, ou bien suffira-t-il de la moitié plus un des membres, pour réaliser l´infraction? Et quand bien même on aurait résolu cette délicate question, quelle iniquité énorme ne consacrerait-on pas en frappant d´une peine des innocents, les membres qui n´ont pas participé au délit? Cette seule conséquence ne doit-elle pas faire repousser l´opinion que je critique? Les notions les plus élémentaires du droit répressif seraient violées, s´il était possible d´appliquer une peine proprement dite à des personnes qui n´ont concouru en rien à l´infraction commise, à qui l´on ne peut reprocher la moindre négligence, et qui viendraient ainsi répondre pénalement des fautes des autres. Une telle conclusion suffit pour juger un système. [135]

Cette solution est vraie pour les infractions intentionnelles, et elle l´est même pour celles dites non intentionnelles. Il y a des infractions qui, pour faire encourir une peine, doivent avoir été commisses avec l´intention de faire le mal défendu par la loi. De tels délits ne peuvent pas être imputés à la personne morale, puisqu´elle n´a pas eu et n´a pas pu avoir l´intention de violer la loi pénale. Mais il existe aussi des infractions non intentionnelles, punies même lorsqu´elles ont lieu de bonne foi, sans intention de transgresser la loi, par négligence ou imprudence. On pourrait croire alors que, n´impliquant aucune intention de mal faire, elles son étrangères à toute volonté et peuvent être mises à la charge d´une personne juridique. Mais on ne peut admettre cette solution, à raison de ce grand principe qu´on n´est jamais responsable pénalement du fait d´autrui. On peut même trouver une raison plus directe tirée d´une analyse exacte de l´infraction. Peut-on dire, à proprement parler, qu´il y ait des infractions non intentionnelles? Je ne le crois pas; toutes supposent une volonté chez l´agent; toutes sont constituées par l´existence d´un élément moral, c´est-à-dire par une faute plus ou moins grave, imputable à une volonté consciente et libre. Il y a bien des faits que la loi punit dès que leur auteur les a commis et sans que le juge puisse admettre l´excuse de bonne foi: ainsi l´homicide par imprudence, ainsi les contraventions, c´est-à-dire les faits punis par le Code pénal de peines de simple police. Mais c´est qu´on peut distinguer deux sortes d´infractions: celles qui se réalisent par un fait d´action et celles qui se réalisent par un fait d´inaction. Or, l´auteur d´un homicide par imprudence ou d´une contravention est coupable d´un fait d´inaction; il y a une omission à lui reprocher. Il n´a pas pris toutes les précautions nécessaires pour éviter le fait incriminé, [136] et il a ainsi commis une faute, une négligence ou une imprudence. Cette négligence peut être excessivement légère, mais enfin elle dénote toujours un acte de volonté, positif ou négatif, et que la loi punit d´une peine proprement dite. Il résulte de tout cela que la contravention commise par un membre d´une corporation n´est imputable qu´a lui seul, puisque seul il est en faute; la corporation, elle, n´a commis aucune négligence; elle n´a pas de volonté, et tout ce qui suppose la volonté à un degré quelconque lui est étranger.

Une autre difficulté serait de savoir ce qui adviendrait si une personne morale, une société, par exemple, commettait un délit envers un de ses membres. Si la personne morale était alors frappée d´une peine, cette peine atteindrait à la fois les membres coupables et les membres innocents, victimes du fait. Le même individu devrait étre considéré comme réunissant ces deux qualités: auteur et victime de l´infraction; si cette infraction était un vol, il serait en même temps sujet actif et passif du délit, propriétaire et soustracteur de la chose volée, ce qui est anti juridique. Le seul énoncé d´un tel résultat, auquel aboutit fatalement le système contraire au mien, est la meilleure critique que l´on puisse en faire.

Et puis, comment régler la situation des membres qui feraient partie de la corporation au moment du délit, et qui n´en feraient plus partie au moment de la répression? Ou à l´inverse, de ceux qui n´y seraient entrés qu´après la perpétration du fait illicite? Le changement partiel ou même intégral des membres d´une personne civile ne touche en rien à son essence ou à son unité; car le caractère essentiel d´une corporation, comme le fait remarquer Savigny, est que son droit repose non sur ses membres pris individuellement, ni même sur tous ses membres réunis, mais [137] sur un ensemble idéal. Par suite, dans l´hypothèse où des changements d´individus se seraient produits dans l´intervalle du délit et de la répression, il faudrait punir la personne morale telle qu´elle se compose au moment de la répression, puisque l´ensemble idéal des membres est toujours le même. Il se pourrait donc que tous ceux qui, en fait, auraient participé au délit, eussent quitté ensuite la corporation, et qu´il ne restât que des innocents pour subir la peine.

Quelle devrait être la situation des coupables eux-mêmes? S´ils sont punis individuellement, on ne peut pas les punir une seconde fois comme membres de la personne morale; car dans l’un et l´autre cas le même fait donnerait lieu à une double répression, ce qui serait contraire à toute idée de justice et d´équité; l´ordre social n´a été troublée qu´une fois, une seule réparation est nécessaire. Si, au contraire, les coupables sont atteints par la loi pénale comme membres de la corporation, c´est-à-dire si la corporation elle-même est punie, la peine est nécessairement moins forte, puisqu´elle est disséminée sur l´ensemble des membres, au lieu d´être concentrée sur la tête de quelques-uns. Elle pourrait même disparaitre quelquefois, car toutes les peines ne s´appliqueraient pas à une personne civile (l´emprisonnement et la peine de mort, par exemple); et alors il serait bien commode de commettre impunément ou presque impunément des délits, en ayant soin de se faire agréger comme membres d´une corporation. Je ne sais pas comment un système qui admettrait la responsabilité pénale des êtres juridiques échapperait à toutes ces conséquences bizarres et injustifiables.

Ce système serait enfin forcé de faire une grande concession. Certains délits et certaines peines, par la force même des choses, ne peuvent trouver d´application en [138] cette matière. Personne ne songera, dit Savigny, à accuser une ville d´adultère ou un hôpital de bigamie; de même on ne saurait infliger le bannissement à une commune, ou la prison à un hospice ou á une église. Les seules peines applicables pratiquement sont deux peines pécuniaires, l´amende et la confiscation. Qu´est-ce alors qu´une telle responsabilité, proclamée absolue en principe, et soumise ensuite à de telles restrictions? Et d´ailleurs, quelle solution donner, si le délit commis par un membre de la corporation était puni par la loi d´une peine autre que l´amende et la confiscation? Remplacera-t-on arbitrairement la peine légale par une condamnation à une amende? Ou bien, dans ce cas, se résoudra-t-on, tout en reconnaissant et en déclarant coupable la personne civile à prononcer une condamnation purement platonique, et à ne lui appliquer aucune peine? Quel intérêt présenterait alors la responsabilité?

Il faut donc s´en tenir à la réalité des faits. Frapper la personne morale, ce serait au fond des choses frapper des individus. La responsabilité pénale d´un être abstrait n´existe pas, il n´y a que celle de ses membres. Le droit criminel n´admet pas de fictions, car sous les fictions vivent des personnes physiques, et ce serait sur elles que porterait, en dernière analyse, l´incidence de la peine. L´abstraction derrière laquelle elles se retranchent ne serait pas un abri suffisant pour les protéger contre les atteintes de la loi pénale. Le droit répressif ne vit pas de fictions. On peut bien, par le pensée, donner la vie à des êtres de pure imagination pour accomplir, dans l´ordre des rapports exclusivement civils, des actes relatifs aux biens; mais quand il s´agit d´une chose aussi grave que la culpabilité, la loi ne doit pas sortir de la vérité matérielle. Par respect pour la justice, aussi bien que par souci pour [139] son propre intérêt, la société ne doit pas sans cause sérieuse porter atteinte à l´état d´un individu, et c´est ce qu´elle s´exposerait à faire en punissant tous les membres d´une corporation pour le crime de quelques-uns. La responsabilité pénale des êtres juridiques n´existe donc pas, car si elle existai ce ne serait qu´à condition de méconnaître le grand principe qui doit dominer toute législation, et qui dit que toutes les fautes son personnelles[1]. [140]

2.    Chapitre II. Législation positive: histoire

Le principe de la non-responsabilité pénale, le seul admissible au point de vue rationnel, n’a cependant pas toujours été consacré par les lois positives. Les législations de l´antiquité et du moyen âge ont souvent décidé que des personnes juridiques seraient regardées comme sujets actifs de certaines infractions, et punies de ce chef de peins proprement dites. Un vestige important de cette pratique subsistait encore récemment dans notre droit moderne. D´après l´article 2, titre IV de la loi du 10 vendémiaire de l´an IV, une commune pouvait être frappée d´une amende, c´est-à-dire d´une peine, dans le cas où les habitants de cette commune auraient pris part à des délits commis sur son territoire par des attroupements et rassemblements. Cette disposition est abrogée aujourd´hui depuis la loi du 5 avril 1884. On pourrait peut-être trouver encore quelque cas de responsabilité pénale dans des textes spéciaux. Comment donc expliquer la survie persistance d´une pratique si anormale, si contraire à tous les principes généraux du droit et de la justice? [141]

C´est que le droit pénal n´est pas fondé simplement sur la justice, mais aussi sur l´utilité: il est utile autant qu´il est juste de punir. L´idée de justice apparait uniquement à l´origine du droit de punir; elle en est la base et par suite sert de point de départ, mais de point de départ seulement, à tout le droit criminel. Un individu commet une infraction, c´est-à-dire attaque l´ordre nécessaire aux hommes en société et cause un trouble public; la société attaquée a le droit de se défendre, d´après l´idée de justice absolue que l´on peut toujours repousser la violence par la violence. Le droit de légitime défense engendre donc le droit pénal tout entier, et c´est la seule idée de justice qu´il soit nécessaire d´admettre; le droit pénal est juste dans son principe, cela suffit; il n ý a plus alors à se préoccuper de justice; il faut s´en tenir à ce qu´exige l’intérêt de la société, ou, pour être tout à fait exact, l´intérêt de l´Etat qui représente la société. La détermination des personnes punissables, l’organisation des peines, leur application, les causes d´excuse de discernement, la réglementation de la procédure pénale, tout ce qui, en un mot, constitue le droit répressif doit donc être déterminé uniquement d´après l´utilité sociale, d´après l´intérêt que l´Etat peut avoir à sévir dans tel ou tel cas[2]. Ce que je dis ici ne contredit pas le principe développé plus haut de la personnalité des fautes; car s´il est juste de ne pas punir Primus pour une faute commise par Secundus, cela est également utile. L´Etat n´a pas intérêt à frapper [142] des innocents; la peine perdrait ses caractères de réparation et d´intimidation si elle n´était pas appliquée aux vrais coupables. Il faut reconnaitre d´ailleurs que l´intérêt bien entendu de l´Etat lui conseille souvent de suivre les règles de la justice.

Dès lors, il a pu être utile, à certains moments, d´incriminer et de punir les personnes morales. Les vestiges de responsabilité pénale qui se sont perpétues jusqu´à nos jours sont un souvenir historique d´une époque où l´Etat était faible, ne pouvait suffire à tous les besoins des citoyens et se dégageait d´une partie de ses devoirs et de sa responsabilité qu´il imposait alors à certains individus ou à certaines corporations. On peut citer des exemples d´une telle pratique remontant à la plus haute antiquité. Ainsi, il existait en Egypte une juridiction du père de famille. Champollion a trouvé dans des tombeaux une série de dessins ou de bas-reliefs représentant des délits commis par des domestiques ou des esclaves. On voit l´arrestation du prévenu, son accusation, sa défense, son jugement par l´intendant de la maison: sa condamnation et l´exécution, qui consiste dans la bastonnade, et dont procès-verbal est remis avec le dossier de l´affaire entre les mains du maitre de la maison[3]. Voilà donc l´exemple d´un pouvoir de police délégué au chef d´une association; et si le maitre ne punissant pas le coupable, ce serait la corporation tout entière qui serait punie par l´Etat, et qui serait rendue responsable du délit commis.

De même la gens dans la très ancienne Romme et la phratrie en Grèce devaient répondre pour leurs membres et être punies à raison de leurs délits. Mais ces sortes d´associations [143] avaient disparu aux époques dont les historiens nous ont conservé le souvenir, et l´on ne peut pas citer de documents servant de preuve directe d´une responsabilité pénale pour le fait d´autrui[4]. Nous savons cependant qu´au temps de Cicéron, la gens Horatia accomplissait encore certains sacrifices expiatoires, qui leur avaient été imposés à la suite du meurtre de Camille. On peut en induire qu´elle avait été rendue pénalement responsable.

Le droit romain joue donc un rôle peu considérable en cette matière. Aussi, je ne crois pas que la responsabilité pénale des personnes morales, telle qu´elle existe dans notre ancien droit ou dans notre droit moderne, vienne de la législation romaine; elle découle du droit germanique. Le souvenir du rôle véritable des anciennes gentes se perdit très vite à partir de l´époque, relativement récente, de la loi des XII tables. On trouve bien dans Tite Live et dans Denys d´Halicarnasse plusieurs exemples de corporations punies pour des délits qui leur étaient imputés. On y voit des peines infligées á des villes entières, par exemple á la ville de Capoue, á cause de sa reddition á Annibal[5]. Mais, comme on l´a remarqué, tous les faits de ce genre étaient fondés non sur des principes juridiques plus ou moins bien interprétés, mais sur le droit de la guerre ou des motifs politiques. Savigny a montré également que les textes du Digeste ou du Code, qui parlent d´une action en responsabilité dirigée contre une personne juridique, à raison d´un délit, se rapportent à la responsabilité civile et non à la responsabilité pénale. Il cite notamment un texte décisif de Majorien, qui défend de jamais [144] condamner l´ensemble de la curie et n´autorise que des poursuites individuelles contre des membres coupables[6].

On peut citer des exemples certains de responsabilité pénale au commencement de l´histoire de France, c´est-à-dire remontant aux périodes mérovingienne et carlovingienne. A une époque où les ressources de l´Etat étaient faibles et ses moyens d´action peu efficaces, le gouvernement qui venait de naître et cherchait à s´affirmer sans y parvenir toujours, ne trouvait pas d´autres moyens que de se donner des auxiliaires forcés. C´est ce qui arriva en Gaule et en France du VIIe aux XIe siècles. A cette époque, remplie de troubles que l´Etat est impuissant à réprimer directement, il enjoint à certaines personnes influentes de remplir un devoir de surveillance sur les individus. Si une infraction vient à se commettre, l´Etat sait qu´il est dans l´impossibilité de découvrir les coupables ou de leur infliger une peine; il charge alors les communes (civitates), les Eglises dans la personne de leur évêque, les familles dans la personne de leur chef (mundoaldus), de veiller à la répression du délit; si elles ne parviennent pas à découvrir le coupable et à le forcer de réparer le dommage causé, ce sera à le forcer de réparer le dommage causé, ce sera à la corporation elle-même à indemniser la victime, à payer la composition, c´est-à-dire une somme d´argent qui représente à la fois une amende et des dommages et intérêts. Car en présence d´une infraction commise, on ne distinguait pas encore l´idée de peine et l´idée de dédommagement; la réparation envers la victime et la réparation n´existait pas (sauf pour les délits dirigés directement contre l´Etat, ce qui était exceptionnel), l´action privée était seule exercée. [145]

Le motif est toujours le même. Du moment que l´Etat a conscience de son impuissance, il laisse aux particuliers victimes de l´infraction le soin d´exercer une vengeance contre le coupable. Si la victime ou ses héritiers ne trouvent pas en face d´eux l´auteur du fait, ils ont la ressource d´agir contre la corporation à laquelle il appartient, et celle-ci répondra pour lui. L´action de la victime était une action à la fois publique et privée; la composition á laquelle elle aboutissait avait en même temps le caractère de peine et de réparation civile. La famille, la commune ou la portion de commune dont faisait partie le coupable était donc responsable civilement et pénalement.

Les textes de l´époque germanique nous montrent ainsi le père de famille responsable de toutes les personnes qui sont sous sa puissance. L´Etat impose à la famille un devoir de police sur ses membres; or la famille s´incarne dans son chef, et quand l´Etat veut s´adresser à l´être moral, il s´adresse pratiquement au père de famille. Au fond, c´est la personne juridique elle-même qui est responsable. D´après la même idée, les membres d´une famille répondent les uns pour les autres; ainsi, on voit dans le titre 61 de la loi salique, De chrenechruda, que si un homme a commis un meurtre, il devra payer une certaine composition; s´il n´a pas de quoi la payer tout entière, ce sont ses parents que la loi désigne dans un certain ordre pour la payer; s´il y a dans la famille un parent riche, ce riche sera obligé de payer tout ce qui reste dû pour la composition.

De même les archevêques et les évêques, représentant une église, une paroisse, un diocèse, répondent de leurs serviteurs, de leurs colons, de ceux qui se sont recomandés à eux, de tous ceux en un mot qui sont soumis à leur autorité. En réalité, c´est la paroisse ou le diocèse, [146] qui sont responsables. Les comtes, les ducs et les barons répondent aussi de leurs hommes, de leurs soldats, et de leurs vassaux.

Bien plus, l´Etat qui se sent toujours faible, a tellement intérêt à se décharger de ses attributions sur des collectivités, qu´il réunit les habitants par groupes de dix; cette petite réunion forme un être moral appelé freoborg ou friborg. Les habitants de tous les bourgs ou villages étaient classés dix par dix, de telle sorte que si l´un des dix commettaient un délit, les neuf autres répondaient de lui devant la justice. Le freoborg est ainsi une de ces nombreuses associations, existant indépendamment de l´Etat ou créées par lui, et sur lesquelles il se débarrassait du rôle qu´il aurait dû jouer s´il avait été plus fort[7].

Une fois l´idée admise, elle se perpétua. La coutume née dans la période germanique ne disparut pas avec les causes dont elle était issue, et l´habitude prise de rejeter la responsabilité de l´Etat sur certaines collectivités survécut aux besoins qui l´avaient fait contracter. Dans tout le cours du moyen-âge, les corporations (universitates personarum) furent responsables pénalement.

Ceci peut être établi par des documents aussi nombreux que divers. Ainsi, après la conquête de l´Angleterre, les Saxons vaincus commettaient de nombreux assassinats contre les seigneurs normands. De là un édit de Guillaume le Conquérant, conçu en ces termes:

Quand un Français sera tué ou trouve mort dans quelque canton, les habitants du canton devront saisir et amener le meurtrier dans le délai de huit jours, sinon ils paieront à frais communs quarante-sept marcs d´argent[8] [147].

Cette disposition qui consistait à rendre le canton responsable des meurtres commis sur son territoire, fut trouvée toute naturelle, et les historiens anglo-normands, qui la rapportent, ajoutent même qu´une peine infligée aux habitants en masse est un excellent moyen d´assurer la sécurité de tous[9].

Cette loi de Guillaume le Conquérant ne faisait qu´appliquer les idées reçues en France. En 1294, des troubles éclatèrent à Laon; la cathédrale fut forcée, des clercs et des nobles périrent dans l´émeute. A la suite d´une enquête ordonnée par Philippe le Bel, le Parlement rendit un Laon:

Attendu, dit l´arrêt, que les citoyens de Laon, réunis en grand nombre, après avoir sonné la cloche de la commune, fermé les portes de la ville, et fait des proclamations publiques, se sont rués en sacrilèges dans la mère-église…; vu l´enquête sur ce faite, nous déclarons les susdits citoyens, maires, jurés, échevins, et tous autres magistrats de la ville de Laon, coupables des faits énumérés ci-dessus, et les privons, par le présent arrêt, de tout droit de commune et de collège, sous quelque nom que ce soit, leur ôtant à tout jamais et entièrement leurs cloches, sceau, coffre commun, charte, privilèges, tout état de justice, juridiction, jugement, échevinage, office de jurés et tous autres droits de commune»[10].

Cet [148] exemple d´une ville punie pour délits commis sur son territoire par des attroupements et rassemblements était intéressant á rapporter, car il forme un précédent remarquable de la loi de vendémiaire an IV.

Une personne morale pouvait, au moyen-âge, être frappée de la peine de l´excommunication. C´est ce qui résulte d´une constitution de l´empereur Frédéric II, insérée dans le Code de Justinien à la suite de la loi 13, lib. 1, tit. 3. L´empereur ajoute qu´elle pourra être mise au ban de l´empire. L´histoire de la ville de Lyon montre que cette mesure ne resta pas à l’état théorique. Lyon fut excommunié de 1269 à 1271. Les habitants ne vivaient pas en très bonne intelligence avec l´archevêque et son chapitre. En 1269, à la suite de certains troubles, ils assiégèrent le cloître de Saint-Jean et s´en emparèrent. Les chanoines s´enfuirent et demandèrent asile à leurs confrères de Saint-Just; les bourgeois, non contents de leur victoire, assiégèrent le cloître dans lequel leurs adversaires s´étaient réfugiés. A la suite de ces faits, la ville de Lyon fut frappée d´excommunication et mise en interdit. Cette situation durait encore en 1271, au moment où Philippe le Hardi revint en France, ramenant avec lui les corps de Saint-Louis et de quelques seigneurs morts pendant la dernière croisade. Pour permettre au roi de s´arrêter à Lyon, il fallut une main levée temporaire de l´interdit. Cette suspension fut accordée par l’évêque d´Autun avec restriction expresse

[…] que le cloître et l´église cathédrale en bénéficieraient seuls, le reste de la ville continuant d´être frappé; avec cette autre réserve que les personnes excommuniées ou interdites ne profiteraient pas de la main levée; enfin, avec cette déclaration que, du jour où Philippe aurait quitté Lyon, la sentence d´interdit reprendrait toute sa vigueur.

Grâce [149] à ce mandement, le clergé de Lyon put recevoir solennellement le corps du feu or et célébrer dans la cathédrale les offices divins[11].

Une autre constitution de Frédéric II, dans le but d´assurer la tranquillité de tous (De pace tenenda inter subditos), édicte des peines contre les auteurs de troubles publics. Si c´est une ville qui a causé le trouble, elle paiera une amende de 100 livres d´or (Si civitas est, poena centum librarum auri camerae nostrae inferenda puniatur); si c´est un simple bourg, il ne paiera que 30 livres d´or (oppidum vero triginta libris auri mulctetur). Cette constitution est insérée dans le livre des Fiefs, où elle forme le titre 53 du livre II. On sait que le livre des Fiefs, l´un des documents les plus importants de la législation féodale, fut annexé au Corpus juris à la suite du Code et des Novelles, à raison de sa valeur et de la haute autorité qu´on lui reconnut.

Les exemples de responsabilité des personnes juridiques sont donc nombreux dans tout le cours du moyen âge. On en peut citer qui sont même postérieurs. Aux XVe et XVIe siècles, cette responsabilité formait encore le droit commun, et l´on rangeait sans hésiter, parmi les personnes punissables, les corporations. Les auteurs qui écrivent sur le droit pénal se demandent quelles personnes peuvent être incriminées (accusari qui possint vel non?), et parmi celles qui peuvent l´être, ils citent universitas, collegium, conventus, etc. Un auteur du XVIe siècle, le grand criminaliste Julius Clarus, présente comme en dehors de toute discussion la possibilité de poursuivre et de punir les universitates[12]. [150]

Il indique même le moyen de les atteindre (quomodo possit universitas puniri). La peine consistera dans la suppression des privilèges et des droits de la personne morale; c´est ainsi qu´on a vu plus haut la ville de Laon punie par la suppression de tous ses privilèges et immunités; ou dans la vente de ses biens, quelquefois dans la dispersion de ses membres et la destruction de ses immeubles (quandoque etiam civitates ipsae subjiciuntur aratro)[13]; ou bien la peine est pécuniaire, c´est une amende; ou enfin la punition de la personne morale sera la punition de tous les membres à la fois. Julius Clarus rapporte un exemple curieux: Un habitant de Crémone, qui avait reçu l´hospitalité dans un couvent de l´ordre de Saint-François, fut assassiné par les moines. Le préteur de Vérone, saisi de l´affaire, instrumenta contre le couvent lui-même et fit pendre tous les moines, au nombre de plus de cinquante. Le jardinier, qui, paraît-il, était le moins coupable de tous, fut chargé de l´opération[14].

Julius Clarus cite d´autres auteurs comme partageant cette opinion, c´est-à-dire, comme adoptant le système universellement admis, et il renvoie notamment à Gandino, De maleficiis sive de homicida, nos 14-16, et à Bossio, Tractatus, tit. Banniri qui possint, nos 1 et 2. [151]

Je me bornerai enfin à mentionner l´ordonnance criminelle de 1760, qui pose comme un principe la responsabilité pénale d´une communauté (c´est le nom qu´on donnait alors aux personnes morales, par exemple aux communes, qui étaient des communautés d´habitants), et indique la procédure à suivre pour arriver à sa condamnation dans le cas où on lui imputerait une infraction[15].

Telles furent les idées admises jusqu´à la période intermédiaire, et il faut bien reconnaître qu´elles étaient en contradiction avec tous les principes du droit criminel. Elles s´étaient maintenues par la force de la tradition, par cette sorte de vitesse acquise qui fait qu´une institution survit presque toujours aux causes qui l´ont produite. Il appartenait aux législateurs de l´Assemblée constituante de remettre en vigueur les vrais principes de la matière, et de dire comme les jurisconsultes romains: Peccata suos teneant auctores. Le Code pénal de 1791 fit disparaître toute trace de responsabilité collective, et consacra la règle de l´imputabilité, c´est-à-dire de la personnalité des fautes.

Depuis lors cette règle, comme règlé générale, n´a jamais été rayée de nos lois. C´est le contre-pied de l´ancien régime. Mais des exceptions y ont été quelquefois apportées. L´une est relative à la ville de Lyon. Après le siège qu´elle soutint en 1793 contre les troupes de la Convention, la ville fut déclarée coupable de s´être opposée à l´établissement de la liberté, et le décret du 21 vendémiaire an II (12 octobre 1793), vint statuer sur son sort. Lyon devait être détruit et son nom effacé du tableau des villes de la République. Quelques monuments seuls, comme [152] l´Hôpital, devaient subsister; toutes les maisons étaient destinées à disparaître, et à leur place une colonne devait s´élever portant une inscription de ce genre: «Lyon a combattu la Liberté; Lyon n´est plus.» Le nom de Commune-Affranchie était donné aux quelques édifices conservés. C´était l´application, inconsciente peut-être, des théories de Julius Clarus: quandoque etiam civitates ipsae subjiciuntur aratro. En exécution de ce décret de la Convention, 1600 ou 1800 maisons furent démolies, sans que les propriétaires n’aient jamais reçu la moindre indemnité. C´était l´oubli de tous les principes du droit.

Une autre dérogation non moins inique à la personnalité des fautes et à laquelle j´ai déjà fait allusion a persisté trop longtemps dans notre législation. C´est celle qui résultait de la loi du 10 vendémiaire de l´an IV. Les désordres qui éclatèrent au commencement de la Révolution, et qui agitèrent à la fois les villes et les campagnes, firent rendre des lois qui, dans la pensée de leurs auteurs, n´étaient que des mesures de circonstances, et qui devaient pourtant survivre aux orages de cette époque troublée. L´Assemblée constituante et la Convention rendirent les communes responsables des délits commis sur leur territoire, civilement, d´abord et ensuite pénalement. «S´il arrive un désordre, disait-on alors, ou c´est la majorité des habitants qui l´a commis, et elle doit être responsable; ou c´est la minorité, et alors la majorité est coupable de ne pas s´y être opposée». (V. Décret du 23 février 1790; décret du 6 octobre 1790; loi du 17 juillet 1792; loi du 16 prairial an III, etc.). Toutes ces mesures partielles aboutirent à la loi de vendémiaire an IV, que l´on a appelée quelquefois le Code de la responsabilité des communes.

Les dispositions de cette loi se ressentent du moment où elle est née. L´Etat avait à faire face à des dangers aussi [153] pressants à l´intérieur qu´à l´extérieur; les armées appelées aux frontières ne pouvaient servir à réprimer les émeutes et les séditions du dedans. Chaque commune fut donc chargée du maintien de l´ordre public; l ´Etat qui aurait dû pourvoir lui-même à la sécurité des habitants et des propriétés, imposa cette surveillance aux municipalités et les rendit responsables de certains délits. Chaque commune est responsable des délits commis par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit envers les personnes, soit contre les propriétés publiques ou privées (loi de vendémiaire, tit. IV, art. 1er), et si les habitants de la commune y ont pris part, elle paiera à l´Etat une amende égale au montant des dommages et intérêts qu´elle a dû payer (ibid., art. 2). Les personnes étrangères aux troubles ne peuvent se décharger ni de l´amende ni des dommages et intérêts, même en prouvant qu´elles ne sont ni auteurs ni complices en aucune manière; elles n´ont qu´un recours, illusoire en pratique, contre les auteurs des délits (ibid., art. 4). Si un vol ou un pillage a été commis, la commune doit, autant que possible, restituer en nature l´objet enlevé; dans le cas contraire, elle en restitue le prix sur le pied du double de sa valeur (tit. 5, art. 1er). En outre, elle paie des dommages et intérêts qui ne peuvent être moindres que la valeur entière de l´objet pillé ou enlevé (ibid., art. 6); et comme elle est frappée d´une amende qui doit ´s élever au montant des dommages et intérêts, voilà une commune qui doit payer quatre fois la valeur de la chose volée! Le propriétaire reçoit trois fois cette valeur, c´est-à-dire que le fait même qui devait lui porter préjudice lui procure un avantage considérable, et un avantage injuste aux dépens d´autrui. On comprend qu´il lui soit fourni réparation exacte du dommage souffert, mais on ne comprend pas [154] qu´il s´enrichisse à l´occasion d´un malheur public; car une émeute est toujours un malheur public.

Ces dispositions étaient donc souverainement iniques. Elles atteignaient des innocents sans admettre aucune excuse de bonne foi; elles frappaient «l´homme paisible, sans cesse exposé à se voir ruiné pour réparation d´un délit commis souvent pendant la nuit, pendant qu´il dormait et à une telle distance de son habitation que, même pendant le jour, il n´eût pu en avoir connaissance.». (Toullier). Et non seulement l´Etat punissant ceux qui n´étaient pas coupables, mais il les punissait d´une peine exorbitante: quatre fois la valeur du dommage. Aussi, ne faut-il voir dans la loi de vendémiaire que le produit d´un instant de crise; elle n´a aucun fondement juridique et l´on chercherait en vain les principes qui pourraient lui servir de base. Elle reposait uniquement sur la nécessité momentanée où l´Etat se trouvait de sortir du droit commun; à des besoins extraordinaires il fallait pourvoir par des mesures extraordinaires, mais qui auraient dû disparaître aussitôt que ces besoins étaient passés[16]. On réclamait depuis longtemps leur abrogation, mais telle est la force de la tradition qu´elles n´ont été supprimées que par la loi [155] du 5 avril sur l´organisation municipale. Les articles 106 à 109 de la loi nouvelle rendent les communes responsables civilement des infractions commises sur leur territoire; toute responsabilité pénale est écartée; de plus, la responsabilité civile es restreinte dans les limites mêmes du préjudice causé. On ne peut qu´approuver ce retour aux saines notions du droit.

Notre législation moderne n´admet donc plus, en principe, la possibilité d´incriminer une personne morale; et si le principe subit encore quelques exceptions, elles sont bien rares et bien peu importantes. Toutes celles que l´on peut indiquer sont d´ailleurs sujettes à controverses, et il serait possible de soutenir qu´elles ne sont qu´apparentes. Quoi qu´il en soit, elles jouent un rôle secondaire dans notre droit et n´infirment pas la règle de l´imputabilité des fautes. Je les examine dans le chapitre suivant.

Avant d´étudier notre législation française actuelle, j´indique l´opinion de quelques auteurs allemands contemporains, qui sont revenus aux erreurs du moyen âge et admettent la responsabilité pénale des personnes morales. On peut citer en ce sens Beseler, Bluntschli, Félix Dahn, Gierke, et surtout Liszt, le criminaliste le plus récent et l´un des plus en vue en Allemagne[17]. D´après Liszt, la culpabilité des personnes morales est non seulement compréhensible en droit théorique, mais en outre, elle est digne d´approbation et il faut souhaiter de la voir s´étendre de plus en plus en pratique. Pour dire qu´elle est possible juridiquement, Liszt assimile la capacité des collectivités [156] au point de vue pénal et au point de vue civil. Puisqu´une personne morale, dit-il, peut agir dans le domaine du droit pénal; en effet elle a un patrimoine, et même en droit civil, après avoir passé un contrat, elle peut ne pas l´exécuter et ne pas remplir par exemple la promesse qu´elle aurait faite de livrer tel objet. Mais c´est confondre la responsabilité contractuelle avec la responsabilité délictuelle; la première n´est que la conséquence des obligations contractées par la personne morale; si elle n´exécute pas ses obligations, elle doit subir les conséquences de cette inexécution; c´est l´application de la théorie des contrats (en droit français, des art. 1146 sq. du Code Civil). La responsabilité délictuelle, au contraire, repose sur l´idée d´une faute, et Liszt ne dit pas comment la faute de la personne morale serait possible. Il croit établir la responsabilité pénale et il ne parle que d´une responsabilité civile, et encore d´une responsabilité contractuelle seulement.

Ensuite, la culpabilité des personnalités collectives est digne d´approbation, car, dit-il,«il est contraire aux principes du droit pénal d´imposer une responsabilité complète et exclusive à l´organe d´une volonté étrangère.» Si je comprends bien cette proposition, Liszt admet que la personne morale a une volonté, et que les administrateurs ou gérants, quand ils agissent, ne font qu´exécuter cette volonté; ils en sont simplement les organes, comme un mandataire est l´organe de la volonté de son mandant. Ce raisonnement n´est pas plus admissible que le précédent. Liszt n´a pas établi que la personne morale ait une volonté, et personne fictif et abstrait, ne possède aucune des facultés de l´esprit humain. Quand donc son préposé fait [157] un acte, il le fait en vertu de sa propre volonté, ou de la volonté d´un autre préposé, mais jamais d´après celle de la personne morale.

Les jurisconsultes allemands ont ainsi reproduit les anciennes théories sans apporter à l’appui aucun argument nouveau, et leur thèse est d´une faiblesse extrême. Peut-être ont-ils tenté de justifier par-là les excès commis pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871. Les généraux allemands ont, à cette époque, multiplié les causes de responsabilité des communes et leur ont infligé de nombreuses peines. Si une ville ou un village se défendait contre les corps d´armée qui voulaient l´envahir, la ville était déclarée coupable, frappée d´une amende exorbitante, quelquefois bombardée et incendiée. Si des francs-tireurs, ce corps d´élite si redouté par les troupes allemandes, faisaient acte d´hostilité sur le territoire d´une commune, tous les habitants du pays étaient déclarés responsables «selon les lois de la guerre». En même temps, «les communes étaient responsables des dégâts causés aux télégraphes, chemins de fer, ponts et canaux. Une contribution leur sera imposée, et en cas de non-paiement, on les menace d´incendie.» Des prétextes dérisoires étaient mis en avant. Garibaldi, un belligérant, ayant détruit un pont, la petite ville de Châtillon fut imposée à 1.000.000 de francs. Une simple rixe ayant eu lieu à Orléans entre un soldat prussien et un inconnu, la ville fut frappée d´une amende de 600,000 francs[18]. Il serait facile de multiplier les exemples de pareils faits, qui ont soulevé l´indignation de l´Europe entière[19]. Tous les [158] principes du droit et de la justice protestent contre des mesures de cette sorte, et les jurisconsultes allemands, au lieu de chercher une justification dans des principes théoriques qui n´existent pas, auraient mieux fait d´avouer que la responsabilité des communes, telle qu´ils la comprennent, n´est qu´une application de la maxime: La force prime le droit.

Tel est le résultat où peut aboutir le système qui admettrait la culpabilité des personnes morales. Il n´y a donc pas lieu de s´y arrêter, et il faut s´en tenir à la théorie plus rationnelle, d´après laquelle les individus seuls peuvent commettre des délits. Nous allons voir si chez nous cette solution est admise en pratique. [159]

3.    Chapitre III. Jurisprudence et législation contemporaines

La jurisprudence a toujours admis que les personnes morales n´étaient pas, en principe, pénalement responsables. Elle s´est décidée d´après l´idée que les peines sont personnelles, proportionnées à la culpabilité de chaque agent du fait délictueux, et ne peuvent ainsi atteindre que l´agent lui-même. Les applications pratiques qui sont la conséquence de cette jurisprudence, peuvent se grouper sous deux chefs:

1º Une première application est une application de procédure: le ministère public ne peut pas citer une corporation devant les tribunaux répressifs, de quelque ordre ou degré qu´ils soient, parce que l´action publique ne peut pas être exercée contre elle. Une personne morale est, aux yeux de la loi, un être susceptible d´accomplir des actes juridiques, donc de figurer comme défendeur dans une instance. Mais, comme on l´a dit avec beaucoup de précision (Pouillet, Des Brevets d´invention, nº 858), «cette fiction légale cesse précisément là où la réalité commence», c´est-à-dire devant une juridiction pénale qui [160] demande au prévenu un compte personnel de ses actes, de ses pensées et de ses intentions en tant qu´elles se sont manifestées par une infraction.

Mais rien ne s´opposerait à ce que les parties civiles citassent la corporation devant les tribunaux répressifs comme civilement responsable. Nous verrons, en effet, qu´elle répond du fait de ses employés et administrateurs, et c´est un principe que l´action civile peut être portée accessoirement à l´action pénale devant une juridiction de répression.

Cette double règle est formulée dans plusieurs décisions de jurisprudence, et notamment dans un jugement du Tribunal de la Seine, du 17 mars 1858: «Le tribunal, –Attendu que la citation a été donnée en ces termes: Matagrin, Stolz et Compagnie; –attendu qu´une citation en police correctionnelle ne peut être donnée qu´individuellement aux prévenus inculpés d´un délit, alors même que la partie poursuivante agit principalement en vue de ses intérêts civils; qu´il convient donc d´annuler cette citation à l´égard de Matagrin, qui ne se présente ni en personne ni par avoué fondé de procuration; mais de la maintenir à l´égard de Stolz qui comparait et déclare accepter le débat; «… Par ces motifs, annule la citation donnée à Matagrin, et le renvoie de la poursuite sans dépens.» Le Tribunal reconnaît donc la nullité d´une assignation donnée à des associés sous leur raison commerciale, et cette solution fut confirmée par la Cour de Paris et la Cour de Cassation[20]. Dans cette espèce, l´assignation fut maintenue [161] à l´égard de l´associé qui avait comparu, parce que, dit le jugement, «Stolz déclare accepter le débat». Il faut en conclure par a contrario que s´il avait refusé de défendre et déclaré faire défaut, il n´aurait pas pu être condamné par défaut, parce que l´assignation était nulle à l´égard de tous les associés. Tel est, en effet, le sentiment des auteurs, qui pensent que celui-là-même dont le nom figure dans la raison sociale peut se prévaloir de la nullité de l´assignation[21]. Il peut bien être réassigné en son nom individuel, s´il est coupable personnellement, et cependant il y a intérêt à donner la solution précédente, car ce délai de la prescription a pu s´accomplir pendant la durée de l´instance contre la société, et le délit ne pourra plus alors être poursuivi.

2º La deuxième conséquence est encore plus importante, et un certain nombre d´arrêts l´ont consacrée: une peine d´amende ou de confiscation doit être prononcée individuellement contre chaque membre ou administrateur de la corporation, et non uniquement contre la corporation elle-même.

Un arrêt de la Cour de cassation, en date du 14 décembre 1838, a décidé en ce sens que des associés convaincus de s´être rendus tous ensemble coupables du délit d´habitude d´usure devaient être condamnés à des amendes distinctes. Les motifs de la Cour sont intéressants à connaitre:

«Attendu que, d´après les principes généraux du droit criminel, toute personne qui se rend coupable d´un délit doit être punie d´une peine; –Qu´il suit de là que, si un délit est imputable à plusieurs personnes, soit comme auteurs, soit comme complices, il doit être prononcé contre chacune d´elles une peine distincte et proportionnée, [162] dans les limites du maximum et du minimum fixés par la loi, au degré de responsabilité de chacune; –Qu´il ne peut y avoir d´exception à cette règle qu´en vertu d´une disposition spéciale de la loi; –Que la loi particulière sur l´usure, loin de déroger au droit commun, le confirme expressément, puisqu´elle ordonne que tout individu convaincu de se livrer habituellement à l´usure soit condamné à l´amende; –Que la communauté d´intérêt entre ceux qui se rendent coupables de ce délit, comme, par exemple, s´ils sont associés pour faire le commerce, ne peut pas davantage autoriser les tribunaux á ne prononcer qu´une amende, á se dispenser d´apprécier la culpabilité personnelle à chacun des prévenus, et à se borner à prononcer une seule amende solidaire contre tous; etc.” (Sirey, 1839, I; 332).

La lecture de cet arrêt montre que la jurisprudence fait l´application des vrais principes du droit. La Cour de cassation, qui avait déjà donné cette solution dans un arrêt du 1er décembre 1838 (Dalloz, Répertoire, Commune, p. 476, note 2). L´a reproduite toutes les fois que la même question s´est présentée devant elle. Il y a notamment en ce sens un arrêt de la Cour de Dijon, décidant que les divers copropriétaires ou cogérants d´un établissement métallurgique doivent être condamnés à des amendes distinctes s´ils ont commis une contravention à la loi de 1810 sur les mines (Sirey, 1862, 2, 365). Je puis citer aussi un arrêt de 10 mars 1877, et un autre du 8 mars 1883 (Dalloz, 1884, I, 429; l´un des arrêts est reproduit au texte, l´autre en note): «Attendu, dit la Cour, que l´amende est une peine, que toute peine est personnelle, sauf les exceptions prévues par la loi; qu´elle ne peut donc être prononcée contre une société commerciale, être moral, laquelle ne peut encourir [163] qu´une responsabilité civile; que, de même, une société commerciale ne peut être assujettie à la contrainte par corps pour le paiement des frais; que si, en fait de profession industrielle réglementée, le chef ou directeur de l´établissement peut être personnellement tenu à exécuter les prescriptions édictées par des arrêtés de police dans un intérêt de sûreté et de salubrité publique, et par suite être passible pénalement des infractions commises, cette exception est sans application dans l´espèce; — qu´en fait on ne peut admettre que le directeur de la compagnie a été substitue à la compagnie même, etc.»

La jurisprudence est donc absolument formée dans le sens que j´indique. Elle considère la personnalité des peines comme un principe fondamental de notre législation; c´est là une régle d´ordre public que l´on peut invoquer pour la première fois même devant la Cour de cassation: «Attendu, dit un arrêt, que le vice de l´assignation (vice consistant à assigner une société au lieu d´assigner les membres individuellement) entache de nullité toute la procédure, et que ce grief pouvait être produit pour la première fois devant la Cour de cassation, etc.» (Dalloz, 1884, I. 429, en note). La jurisprudence la plus récente persiste avec raison dans ce système (V. un arrêt de la Cour de Paris, du 16 décembre 1885; Sirey, 1886, 2, 40).

On a pu remarquer, dans les arrêtés cités, que la jurisprudence réserve toujours le cas où la loi elle-même ferait exception au principe; il semble donc que certains textes actuels admettent la responsabilité pénale des personnes morales. En réalité, il est très difficile de trouver des textes pareilles. La loi de vendémiaire an IV infligeait aux communes une amende dans certains cas, mais depuis que cette disposition a été abrogée par la loi du 5 avril 1884, les textes frappant les personnes morales d´une peine [164] proprement dite sont devenus excessivement rares. Il ne faudrait pas citer comme tels les articles 93 et 96 de la loi du 21 avril 1810 sur les mines. Cette loi décide que les propriétaires de mines qui auront contrevenu aux lois et règlements édictés en cette matière seront punis d´une amende de 100 à 500 francs. Or, a dit un arrêt, si une société est propriétaire d´une mine, ce ne sont pas les associés qui sont propriétaires. Si donc une contravention vient à être commise, ce ne sont pas les associés qui doivent être frappés d´amendes séparées, c´est la société qui doit être punie d´une amende unique. «Attendu qu´il résulte du procès-verbal qui constate la contravention, qu´elle avait été commise par les ouvriers et le régisseur de Devillez-Bodson este de ses fils; —Que si ces derniers ont été mis en cause, ce ne peut être pour coopération personnelle á un fait incriminé, mais à cause de la responsabilité du fait de leurs agents, qui pesait sur eux en qualité de propriétaires des forges; — Attendu que cette qualité de propriétaires a été donnée, dans l´espèce, à Devillez-Bodson et à ses fils collectivement, et que c´est en cette qualité que des poursuites ont été dirigées contre eux; — Attendu dès lors que la société ou réunion Devillez-Bodson père et fils paraissait seule comme propriétaire dans l´espèce, et devait en cette qualité subir seule l´application des dispositions pénales de la loi, puisqu´elle était dans l´espèce la seule personne responsable; — Attendu qu´il n´appartenait pas à la Cour royale de Metz d´étendre la portée de la responsabilité légale et l´application de la peine à des individus dont la réunion seule était propriétaire dans l´espèce, et seule poursuivie à ce titre, et qu´elle n´a pu dès lors prononcer une amende contre chacune des personnes faisant partie de cette société, lesquelles n´étaient point individuellement responsables en [165] leurs propres et privés noms, sans contrevenir aux dispositions de l´article 93 de la loi du 21 avril 1810, et 74 du Code pénal, etc.» (Cassation, 6 août, 1829; Dalloz, Rép., vº Mines, nº 449).

Il ne faudrait donc pas dire que dans cet arrêt, la Cour de cassation consacre le principe général de la responsabilité pénale des personnes morales, et qu´elle se met ainsi en contradiction avec ses autres décisions rapportées plus haut. Les arrêtistes le présentent généralement comme établissant la règle qu´un être moral peut se rendre coupable d´une infraction et être puni en conséquence d´un amende unique (V. par exemple le sommaire absolument défectueux qui est en tête de l´arrêt dans Sirey, 1829, I, 345, et Dalloz, Répertoire, vº Peine, nº 787). Mais c´est une erreur, puisque l´arrêt se fonde sur ce que la société était en l´espèce propriétaire de la mine, et que la lettre même de l´article 93 de loi de 1810, punit le propriétaire qui aurait commis une contravention. On serait donc en présence d´une de ces exceptions spécialement prévues par la loi.

La solution est délicate. L´argument tiré de l´article 93 consiste à dire que ce texte punit les propriétaires des mines, disposition générale et absolue qui s´applique à tous propriétaires, quels qu´ils soient, donc à une personne juridique quand elle est propriétaire. Mais d´autre part, ne serait-il pas abusif de ´s appuyer ainsi sur la généralité des termes de l´article 93? Est-il bien certain qu´il parle de sociétés et ´d’autres personnes civiles? Au moment où la loi de 1810 a été rédigée, les sociétés n´avaient pas pris le développement qu´elles ont aujourd’hui, et ceci est particulièrement vrai en matière de mines; les mines avaient une importance relativement peu considérable à une époque où l´industrie n´avait pas encore [166] fait tous les grands progrès que l´on a vus depuis. Le plerumque fit était donc, en 1810, le cas où un ou plusieurs particuliers étaient nominativement propriétaires d´une mine, et c´est ce quasi qui est prévu par l´article 93. On peut en donner une preuve presque directe. Toutes les fois que la loi du 21 avril 1810 parle du propriétaire du la mine, du propriétaire du terrain, du propriétaire du fonds (par exemple, art. 43, 50, 64, dont les termes sont très concluants, 68, 84 etc.), elle veut dire les individus ou les particuliers propriétaires. Quand elle veut indiquer spécialement des êtres juridiques, elle le dit d´une façon formelle; ainsi l´article 86 dispose que «les propriétaires exploitants, soit particuliers, soit communautés d´habitants, soit établissements publics», seront tenus de se conformer aux règlements en matière de mines.— Cependant, on peut faire remarquer dans le sens de l´arrêt susdit que l´article 86 ne parle précisément pas de sociétés, et il faudrait en conclure que le mot propriétaire, employé seul dans la loi de 1810, comprend à la fois les individus et les personnes morales d´intérêt privé, à l´exclusion des communes et des établissements publics. Il faudrait alors restreindre la responsabilité pénale à ces personnes d´intérêt privé.— Mais il reste toujours, en sens contraire, cette considération que les sociétés étaient peu développées en 1810 et que le législateur n´a pas dû s´en préoccuper; et cet autre encore qu´il s´agit dans cette discussion d´admettre ou non une exception au principe de la personnalité des peines. Il faut donc interpréter restrictivement l´article 93, car toute exception de ce genre doit être formulée de manière á ne laisser aucun doute.

On peut donc hésiter á bon droit sur la question. Je serais porté cependant à ne pas admettre la responsabilité [167] pénale des sociétés en matière de mines, et à désapprouver, par conséquent, l´arrêt rapporté plus haut. D´ailleurs, la jurisprudence n´a pas persisté dans la solution admise par l´arrêt de 1829. Le 9 juillet 1862, la Cour de Dijon a décidé, sur les articles 93 et 96 de la loi de 1810, que des amendes devaient être prononcées distinctement contre chaque associé (Sirey, 1862, 2, 365).

D´autres hypothèses non moins douteuses peuvent être tirées du Code forestier. D´après l´article 72, 3º, les communes ou sections de commune usagères sont responsables des condamnations pécuniaires prononcées contre leurs pâtres et gardiens pour délits commis dans des bois et forêts. L´article 206 ajoute que la commune, comme maltre et commettant, sera responsable civilement des délits de son pâtre, conformément à l´article 1384 du Code civil. En présence de cette double disposition, quelques arrêts ont décidé que la commune usagère était responsable civilement des restitutions, dommages-intérêts et frais, d´après l´article 206 du Code forestier, et responsable pénalement des amendes, d´après l´article 72. En effet, dit-on, l´article 72 ne contient pas le mot civilement, ce qui corrobore l´expression très large de condamnations pécuniaires, qui est dans le même texte. L´intention du législateur a été d´admettre une responsabilité aussi compréhensive que possible, et cette intention ressort du texte lui-même, qui ne renvoie pas, comme le fait l´article 205, à l´article 1384 du Code civil. Les articles 72 et 206 du Code forestier ne font donc pas double emploi; ils édictent chacun une règle différente[22]. [168]

Cette argumentation, n´est pas concluante. L´opinion généralement adoptée par les auteurs et la jurisprudence elle-même est que la responsabilité de la commune usagère doit être limitée aux réparations civiles, et ne doit, dans aucun cas, être étendue aux amendes. Le grand argument en faveur de cette solution est la discussion qui précéda la rédaction des articles 72 et 206. Le texte primitif de l´article 72 prononçait le mot amendes, et rendait les communes pénalement responsables. Cela disparut après la discussion, l´article 72 fut rédigé intentionnellement dans des termes vagues, et l´on réserva la question de l´imputabilité pénale pour la trancher dans l´article 206. Nouvelle discussion sur ce texte, et comme il ne parle que d´une responsabilité civile, «réglée conformément au paragraphe dernier de l´article 1384 du Code civil», faut en conclure que le législateur a voulu écarter toute responsabilité pénale des communes usagères. D´ailleurs, même dans ce système, l´article 72 ne fait pas complètement double emploi avec l´article 206, car ce dernier pose le principe, parle des maîtres et commettants en général, tandis que l´article 72 parle spécialement d´une commune usagère[23].

Il n´y a donc pas encore là une des exceptions formellement perçues par la loi. Mais on trouve une exception certaine dans les articles 33 et 34 du Code forestier. Une commune pente, sur la poursuite de l´administration des forêts, être condamnée à une amende par le Tribunal correctionnel, à raison d´abatages de réserves effectués [169] dans une coupe à elle appartenant et exploitée pour son propre compte (Cass., 5 mai 1815, Dalloz, Rép. Vº Forêts, nº 1168-3º).

De même une commune est responsable pénalement des délits commis lors de l´exploitation de ses coupes affouagères, d´après l´article 103 (Dalloz, Code forestier annoté, sous l´article 102, nos 78 sq.).

Enfin, elle peut être frappée d´une amende, à raison de l´introduction irrégulière en forêt d´animaux à elle appartenant et de délit de paturage (Ibid., sous l´article 147, nos 104 sq).

Deux arrêts de la Cour de cassation (Dalloz, 1830, 1, 371; —1840, 1, 421) ont également décidé que la garantie solidaire des communes, établie par l´article 82 du Code forestier pour les condamnations prononcées contre les entrepreneurs de l´exploitation des coupes affouagères, comprend l´amende aussi bien que los dommages-intérêts et les frais.

On voit donc que les cas de responsabilité pénale des personnes juridiques, prévues dans le Code forestier, n´ont qu´une portée très restreinte. Ils se rapportent tous à une catégorie spéciale de délits, commis par telle personne déterminée: les infractions commises dans une forêt et imputables à une commune. On comprend qu´il y a là une règle particulière édictée dans l´intérêt du reboisement. Les forêts ne sont pas seulement une richesse pour ceux qui les possèdent; leur existence et leur bon état d´entretien servent de régulateur à la situation climatérique, préviennent les inondations, égalisent la température. Leur conservation intéresse donc au premier che la prospérité de l´agriculture et des campagnes, et il importait de l´assurer par des moyens énergiques. L´intérêt de tous n’exigeait que l´on s´écartât un peu du droit commun. [170]

Une société de commerce pourrait-elle se rendre coupable d´un délit de contrefaçon? Il serait possible de faire valoir quelques considérations spéciales dans le sens de l´affirmative. Une personne prend un brevet pour une invention industrielle, puis une société contrefait un objet pour lequel ce brevet a été pris. Si l´on suppose par exemple une société en nom collectif, dont tous les membres ont pris part à la société même qui est coupable. Ce n´est pas en leur nom que les associés ont fabriqué et mis en vente l´objet contrefait, c´est sous le nom de la société; c´est en son nom et pour elles qu´ils ont agi; c´est à elle que le délit a pu profiter. Il y a là un délit commercial, une infraction sui generis dont une société qui fait commerce peut se rendre coupable. —On fait remarquer ensuite que l´article 40 de la loi des 5-8 juillet 1844 sur les brevets d´invention, lequel prévoit le délit de contrefaçon, est conçu dans des termes absolument généraux: «Toute atteinte portée au droit du breveté, dit le texte, soit par la fabrication de produits, soit par l´emploi de moyens faisant l´objet de son brevet, constitue le délit de contrefaçon.— Ce délit sera puni de 100 à 2.000 francs.» —Enfin, l´article 32 du Code de commerce dit que les associés gérants ne contractent aucune obligation personnelle à raison de leur gestion: ils ne sont responsables que de l´exécution du mandat qu´ils ont reçu. Donc, dans l´accomplissement du délit de contrefaçon, ils ne sont que des mandataires; la société a pu, par une délibération de tous ses membres, décider ce qui a été fait et en confier l´exécution matérielle aux associés gérants; ceux-ci n´ont été qu´un instrument, ils ont accompli un acte de gestion, de mauvaise gestion, il est vrai, mais l´article 32 ne distingue pas. C´est donc la société qui est responsable civilement et pénalement. [171]

Cette argumentation ne prévaut pas contre les motifs généraux qui doivent faire écarter la criminalité des personnes morales; aussi la jurisprudence ne l´a-t-elle pas admise. Une société, être abstrait qui n´a pas une volonté distincte de celle de ses membres, ne peut pas décider qu´elle commettra une infraction; ce sont les associés qui veulent la commettre, qui la préparent et qui la réalisent dans tous ses éléments constitutifs. On n´est pas mandataire à l´effet de perpétrer un délit.— Mais alors si tous les associés y ont participé, á quoi bon les punir personnellement et ne pas frapper la société d´une amende qui retomberait sur eux? C´ est que le juge, en prononçant des peines individuelles, apprécie le degré de culpabilité de chacun et les proportionne à cette culpabilité. Il n´y a donc pas là un cas de responsabilité pénale d´une personne morale. C´est ce qui a été reconnu par la Cour de cassation et toute la jurisprudence d´une façon constante[24].

Les hypothèses où l´on peut incriminer un être juridique sont donc excessivement rares dans notre droit; les seules que l´on puisse mentionner avec certitude sont prévues par le Code forestier. Encore sont-elles spéciales aux communes et ne concernent-elles qu´une catégorie particulière de délits, les délits forestiers. On peut donc dire que la responsabilité pénale des personnes juridiques est passée dans le domaine de l´histoire et des théories abandonnées, est que le grand principe de la personnalité des fautes est consacré par notre législation.

 

[1]           Cette solution est indiquée, mais non developpée, dans quelques auteurs. V. par exemple Savigny, Traité de Droit romain, t. II, § 94; R. Garraud, Précis de Droit criminel, 2e édit., § 60; E. Brusa, Saggio di una dottrina generale del reato, p. 31 sq.

[2]           Ce point de vue est celui où s´est placée la Déclaration des Droits de l´homme. Article 5: «La loi n´a le droit de défendre que les actions nuisibles à la societé.»On comprend très bien qu´un acte juste en lui-même soit nuisible à la société, et qu´un acte injuste ne lui cause aucun préjudice.

[3]           Champollion, Lettres d´Egypte et de Nubie, pp. 82 et 83.

[4]           Fustel de Coulanges, La Cité antique, passim.

[5]           Tite Live, XXVI, 16.

[6]           Savigny, Traité de Droit Romain, t. II, p. 312-4.

[7]           Lois des Anglo-Saxons, Leges Edwardi regis, c. 20.

[8]           Le même système de responsabilité collective, il est regrettable de le constater, s´est encore appliqué de nos jours. Pendant la guerre de 1870-1871, les Allemands ont imputé à des communes de soi-disant délits, et les ont frappées d´une façon aussi cruelle qu´injuste. V. plus bas, à la fin de ce chapitre.

[9]           V. Auguste Thierry, Histoire de la Conquête d´Angleterre par les Normands, T. II, p. 209.

[10]         Ordonnances des rois de France, t. XII, p. 465 sq.

[11]         Documents communiqués par M. Caillemer.

[12]         Julius Clarus, Practica criminalis, quest. XVI, nos 7, 8 et 9, dans ses Opera omnia, Lugduni, 1579, p. 227.

[13]         Ce mode de répression, qui reflète l´esprit du moyen âge, a reparu dans les temps modernes. La ville de Lyon, après le siège qu´elle subit en 1793, fut déclarée coupable de rébellion, et la Convention ordonna la dispersion des habitants et la démolition des maisons. V. plus loin.

[14]         «Et ita servavit quidam praetor Veronae, qui processit contra conventum et fratres sancti Francisci, ex eo quod interfecissent quemdam Cremonensem, qui apud eso hospitatus fuerat, et fecit ipsos omnes, qui erant ultra numerum 50 suspendi, per eorum hortulanum, qui erat minus gravatus». (J. Clarus, loc. cit.)

[15]         V. Pothier, Traité de la Procédure criminelle, section VI, art. 2. § 2.

[16]         Je signale, á titre de curiosité, cette appréciation sur la loi de vendémiaire: «La loi de vendémiaire est dans son principe et dans son ensemble une loi juste et politique. Elle est juste, en effet, par la mise en pratique d´un des principes féconds de l´association, elle constitue pour tous une garantie (?). Elle est politique; car son but est de combattre l´égoïsme étroit des citoyens, de stimuler le zèle des municipalités, et d´opposer une barrière au désordre par la fédération de l´honnêteté et du courage civique» (De la responsabilité des communes, par Valframbert, avocat). Il est difficile de comprendre qu´un membre d´un barreau français, écrivant après ce qui s´est passé en 1871, ait pu émettre des idées pareilles.

[17]         V. Beseler, Manuel de Droit pénal allemand; F. Dahn, La Raison dans le Droit (Vernunft im Recht), p. 168; Gierke, Le Droit des Associations, t. II, p. 522; Liszt, Manuel de Droit pénal allemand, p. 108.

[18]         V. les journaux de cette époque, et aussi Morin, Lois relatives à la guerre, t. I, pp. 433, 485 et passim.

[19]         V. la Revue de Droit international, publiée á Gand, 1870, p. 669.

[20]         Annales de la propriété industrielle, année 1859, p. 161 sq. V. dans le même sens un arrêt récent de la Cour de Paris, du 16 décembre 1885, Sirey, 1886, 2, 40.

[21]         Ainsi Pouillet, Traité des Brevets d´invention, nº 858.

[22]         En ce sens, Nancy, 15 avril 1836; —Toulouse, 1er février 1844; ces deux décisions sont citées par les arrêtistes, sans qu´on puisse en retrouver le texte; —Toulouse, 8 février 1862, rapporte dans Dalloz, 62, 2, 97.

[23]         En ce sens, Besançon, 26 février 1838; —Rennes, 29 mai 1839; ces deux arrêts sont rapportés dans le Répertoire de Dalloz, vº Forêts, nos 1500 et 1616. Le même recueil cite les auteurs qui se sont prononcés en faveur du système que j´adopte.

[24]         Cassation, 21 novembre 1856; l´arrêt est rapporté dans les Annales de la propriété industrielle, 1856, p. 337; il confirme un arrêt de la Cour de Rouen, du 26 juillet 1856, même recueil, p. 267. Cassation, 14 avril 1859, arrêt rendu après deux décisions dans le même sens de la Cour de Paris et du Tribunal de la Seine; Annales de la propriété industrielle, 1859, p. 161 sq. Paris 16 décembre 1885; Sirey, 1886, 2, 40.